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Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie Le mauvais sort de Rabah

Par Rabah Saâdoun
Il n’était pas question pour Djamila d’être soulevée et portée dans les bras 
de Rabah le jour de ses noces. Quand elle l’avait vu devant la porte au moment de l’arrivée du cortège nuptial, elle s’écria : «maman, éloigne cette personne
de mon chemin ! Je ne veux pas être la risée de mes copines.»
Quelle honte !  s’écria Djamila.   - Voyons, ma fille, répondit sa maman, ça fait partie des coutumes et il n’y a aucun mal à ce que cela  se  fasse. Bien au contraire, ça porte bonheur. Djamila avait le regard rétif d’un cheval qui ne veut pas sauter l’obstacle.
-  Si ce n’est pas de l’arrogance pure et simple, donne tes raisons ! grondait le papa.
- Mais papa, ce sont des croyances dépassées ! De la superstition ! Au contraire, ce n’est nullement de l’arrogance de ma part, mais plutôt de l’ignorance pure et simple de votre part. Tu veux qu’on soit ridiculisés ?
- C’est une mauvaise raison, dit le père avec amertume.
 Il resta intransigeant : soit Rabah te porte dans ses bras jusqu’à la voiture du cortège, soit je ne te le pardonnerai jamais. 
Djamila,  les larmes aux yeux, baissa la tête et accepta avec un grand pincement au cœur. Entre-temps, Rabah, l’homme de couleur, entendit tout ce qui se passait dans le couloir de la maison. Il était juste devant la porte d’entrée.
Eh oui, il fut un temps où aucune nouvelle mariée ne pouvait sortir de la maison familiale le jour de ses noces sans être soulevée et portée par un chaouch ou oussif (homme de couleur). Une tradition d’antan qui a complètement disparu de nos jours. Un geste, selon les croyances de certains, qui servait symboliquement à éloigner les esprits malveillants. C’était le regretté si Rabah qui se chargeait de ce rituel, parmi tant d’autres, destiné, selon les rites populaires de la région, à lui garantir la réussite dans sa nouvelle vie et lui permettre, surtout, de demeurer avec son mari jusqu’à ce que la mort les sépare.
Sans qu’on ne le lui demande, au moment où la mariée franchit le seuil de la porte pour quitter la maison, il pointait devant la porte et attendait qu’on l’autorise  à la prendre dans  ses bras jusqu’à la voiture du cortège nuptial. Souvent, on le laisse faire, par peur qu’un mauvais sort leur soit jeté. Il reçoit, en contre-partie, une ziara (aumône). Si on lui refuse ce geste, il prenait la mouche et ne quittait pas l’endroit jusqu’à ce qu’on cède à son désir. Surtout, il ne fallait jamais lui donner de l’argent sans qu’il n’ait porté la mariée car beaucoup de personnes, pour se débarrasser de l’oussif, lui donnait une pièce de monnaie dans le but qu’il leur épargne ce geste et qu’il parte sans exécuter ce rituel, pensant que son seul souci c’était l’argent. C’était peine perdue, même s’il percevait de l’argent à l’avance, il s’obstinait à aller jusqu’au bout de sa mission. 
Il lui arrivait même, au cas où il était en retard, de barrer la route avec sa charrette au cortège nuptial qui venait de démarrer.
Ce qui intriguait les gens à l’époque, c’est le fait qu’il soit informé de tous les mariages de la région sans que personne   l’en informe! Comment pouvait-il le savoir ? Personne n’avait la moindre idée de ce pouvoir qu’il avait.
Une fois installée dans la voiture qui lui était réservée, Djamila lança un ouf de soulagement et le cortège démarra à vive allure sous le rythme des klaxons, des youyous et des tirs de baroud mêlés au son du bendir (tambour traditionnel).
Alors que les véhicules  roulaient le plus normalement du monde, une voiture dérapa au cours d’un dépassement hasardeux et se renversa sur la chaussée, juste devant celle où se trouvaient la mariée et ses accompagnateurs. Elle  freina sec, les secouant brutalement. Une panique s’empara de tous les conducteurs qui s’arrêtèrent. On se rua vers la voiture en question pour prêter secours aux occupants.
Heureusement, il y a eu plus de peur que de mal. À part des dégâts matériels sans grande importance et quelques blessures légères constatées sur les occupants de la voiture, aucune victime n’a été déplorée. Une fois les esprits retrouvés et la frayeur disparue, tout était rentré dans l’ordre et la procession  poursuivit son trajet. Djamila, entre-temps, n’avait pas cessé de pleurer  sur son sort, malgré les consolations de tous les membres de sa famille et ceux de sa belle-famille. Elle pensa tout de suite à si Rabah et à ses parents  qui n’ont pas cessé de la supplier pour qu’il la soulève et la porte dans ses bras, de crainte de le contrarier.
-  «Got’halak ya bnayti (je te l’avais dit ma fille) qu’il fallait laisser Rabah te porter et heureusement que tu l’as laissé faire, autrement on aurait assisté au pire», lui lança sa maman qui était à côté d’elle et qui était restée bouche bée un bon moment pensant que sa fille a été l’objet d’une malédiction qui ne pouvait venir que de ce maudit Rabah.
-  Et dire que je l’ai vu en train de te regarder de travers au moment où tu manifestais ton refus, de marmonner des invocations incompréhensibles ! J’avais un mauvais pressentiment. Dieu merci,  tu as accepté au dernier moment. C’est pourquoi on l’a échappé belle.
Etait-ce le hasard, le destin ou une simple coïncidence ? Personne ne pouvait répondre, ce jour-là, aux causes exactes de l’accident qui est venu gâcher la joie du mariage de Djamila.
Suite à cet incident, les mauvaises langues se délayèrent et chacun y est allé de  sa propre interprétation. Heureusement qu’il est dit que les mauvaises langues se noient toujours dans leurs crachats. Djamila, mère de quatre enfants, vit actuellement avec ce mauvais souvenir qu’elle ne cesse de raconter à ses enfants dès que la situation le permet. Mais elle reste persuadée que c’était ce fameux Rabah qui était à l’origine de l’accident.
Notre oussif continua de  pratiquer  ce rituel jusqu’à la fin de ses jours. Rituel qui a survécu longtemps dans notre région avant de disparaître. 

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