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Rubrique Evocation

Évocation Boumediène tel que je l’ai connu

Par Anissa Boumediène,
avocate et chercheure  universitaire

Il y a quarante ans, le deuxième président de la République algérienne, Houari Boumediène, décédait à l’hôpital Mustapha, le 27 décembre 1978, à l’âge de 46 ans, après un coma dans lequel il était entré le 18 novembre pécédent.
La plus grande passion de Houari Boumediène et son plus grand amour fut, sans conteste, l’Algérie, ce pays où il était né. En ce qui le concernait, ce n’étaient pas de vains mots destinés à s’attirer une popularité quelconque, comme c’est souvent le cas chez nombre de politiciens. Non, lui, se gardait bien d’utiliser les vieilles méthodes de la démagogie. Non, lui, cet amour, il ne le proclamait pas à haute voix, il s’abstenait d’en faire état par des déclarations tonitruantes, mais il le prouvait constamment par ses actes au fil des mois et des années, n’hésitant jamais à mettre sa vie et son pouvoir en jeu pour réaliser ce qu’il croyait bon et nécessaire pour améliorer la vie de ses concitoyens et, en particulier, celle des plus déshérités d’entre eux. Non, il n’a jamais recherché le pouvoir pour jouir des plaisirs et des fastes du pouvoir. Sa vie demeure toujours simple, frugale même, car l’homme était austère et se sentait à l’aise dans son détachement des biens matériels ; austère, il l’est resté jusqu’à sa mort, ne laissant ni argent, ni terre, ni maison, que ce fut en Algérie où ailleurs. Son seul plaisir : les cigares offerts par Fidel Castro qui le respectait et qui lui en voyait tous les trois mois ; en échange, le Président cubain recevait du vin algérien qu’il appréciait beaucoup.
Le nom de Houari Boumediène est indéfectiblement lié à l’âge d’or d’une Algérie nouvellement indépendante dont la voix était écoutée et respectée dans l’arène internationale pour ses réalisations tant sur le plan intérieur qu’à l’extérieur du pays. Cet âge d’or était concrétisé sur le plan intérieur par une totale sécurité, par la diminution conséquente du chômage, par une monnaie forte (en 1978, 1 DA ­­=1,20 FF), un taux de croissance de 11,5%, la multiplication des écoles, des lycées, des universités, sans oublier la multiplication des maisons de la culture, la production de séries, de films dont certains reçurent des prix en France (au Festival de Cannes pour Les Années de braise) et aux Etats-Unis (2 oscars, l’un du meilleur film étranger, Z, entièrement produit par l’Algérie, et un autre pour le montage de Z qui avait été tourné à Alger), sans oublier le Premier festival panafricain en juillet 1969 où les orchestres africains jouaient dans la capitale avec la participation de grandes chanteuses comme Nina Simone ou Miriam Makeba.
L’œuvre de Boumediène fut immense, car elle touchait tous les domaines, militaire, industriel, agricole, culturel ; cette œuvre que, malheureusement pour l’Algérie, ses successeurs s’employèrent à détruire en amenant le chômage et le terrorisme, avec la bénédiction des pouvoirs et des médias étrangers qui redoutaient qu’une Algérie développée constitua un exemple fâcheux pour les autres pays du Tiers-Monde, là où se trouvent la plupart des richesses naturelles si précieuses et si utiles à ceux qui en manquent.
Si Boumediène a voulu le pouvoir, ce n’était pas pour lui-même et pour flatter son ego, non, c’était pour se donner les moyens d’appliquer une politique qui permette à l’Algérie de sortir du sous-développement dans lequel elle se trouvait en 1962. Le Président Boumediène mettait tout son honneur et sa fierté à entreprendre et réaliser ce que le pouvoir colonial avait omis de faire, mais la tâche était gigantesque. En effet, la regrettée Germaine Tillion, ethnologue et sociologue, envoyée par le gouvernement français en Algérie, a admiramment analysé, dans un livre intitulé  «L’Afrique bascule vers l’avenir : l’Algérie en 1957 et autres textes», la situation de l’Algérie à l’époque coloniale. Parlant des Algériens, elle écrit : «Je les ai quittés dans la dernière semaine de mai 1940. Quand je les ai retrouvés entre décembre 1954 et mars 1955, j’ai été atterrée par le changement survenu chez eux en moins de quinze ans et que je ne puis exprimer que par ce mot : ‘’clochardisation’’. »Elle poursuit : «La société rurale algérienne glisse en toboggan vers une classe sociale qu’on peut appeler la ‘’classe clochard’’, car elle ne correspond ni à un prolétariat ni même à un sous-prolétariat.» Elle range  «les deux tiers de l’Algérie parmi  les pays maudits, ceux qui ont pris du retard, ceux où le morceau de pain quotidien devient chaque année un peu plus sec et un peu plus petit» ; ceux où avec «la multiplicaiton des hommes et la diminution des ressources le résultat est inévitablement une baisse tragique, régulière, progressive, inexorable du niveau de vie». Dépeignant avec compassion la situation dramatique des masses rurales qui constituent l’écrasante majorité du peuple algérien, étant donné qu’il n’existe alors qu’un nombre très limité d’industries légères et que l’industrie lourde fait défaut, GermaineTillion écrit : «Je ne puis vous décrire l’interminable enchaînement de catastrophes qui, désormais, vont méthodiquement dévaster les existences de ces pauvres gens. Le pâturage ? Utilisé par un trop grand nombre de bêtes, il est usé avant le renouveau, et les bêtes crèvent. La semence, espoir de l’an prochain ? Mourant de faim, on l’a mangeait  par petites poignées. On est volé quand on achète. On est volé quand on vend. On n’aura plus de miel car les abeilles sont mortes à la dernière sécheresse et on n’a pas refait de ruches. Et j’allais oublier les impôts, les usuriers, les sociétes agricoles de prévoyance. Les lois et les fonctionnaires sont impuissants à protéger les hommes illettrés et pauvres ; une nuée de parasites les rongent.» 
Elle décrit en ces termes le niveau de l’enseignement : «En 1954, dans la population musulmane, les illettrés en français atteignaient la proportion de 94% des hommes et  98% des femmes. En réalité, un petit garçon musulman sur cinq allait en classe et une petite fille musulmane sur seize.» 
Dans les campagnes, dit-elle, «la scolarisation constituait un rêve inaccessible : dans telle commune, il y a place dans les écoles pour un enfant sur cinquante ; ailleurs, pour un enfant sur soixante-dix». Au sujet de cette Algérie qui compte alors dix millions d’habitants, GermaineTillion observe : «En 1955, 1 683 000 enfants algériens d’âge scolaire n’ont pas eu de places dans les écoles... Cela signifie que les populations correspondantes (environ 7 millions d’êtres humains) sont abandonnées, c’est-à-dire privées des chances de vivre un jour dans des conditions normales. Dans tous les autres domaines — soins médicaux, lois sociales, assistance économique —, ces 7 millions d’êtres humains sont privés des avantages auxquels participent plus ou moins les autres habitants de l’Algérie (3 millions dont environ 1 million originaire d’Europe).»  
Au vu de ce triste constat, les solutions que préconisait Germaine Tillion étaient «la scolarisaiton totale et une réforme agraire rationnelle» qu’elle jugeait «indispensables» mais qui seraient à elles seules insuffisantes pour résoudre tous les problèmes de l’Algérie si elle ne s’accompagnaient pas de l’industrialisation, car, écrit-elle, «l’Algérie, pays rural archaïque, ne peut nourrir que deux millions. En devenant un pays industriel prospère, elle serait au contraire sous-peuplée. Accourez agronomes, maçons, mécaniciens ! Et tout ce que le monde produit de techniciens ! Il y a place pour vous dans une Algérie qui joue gagnant, alors que dans une Algérie qui joue perdant, sur quatre individus, trois devront partir ou mourir».
En dépit de «l’énormité de l’entreprise»    qui consistait à sauver  la population d’un pays rural archaïque, déjà clochardisé, «le gouvernement du président Boumediène a voulu que  l’Algérie joue gagnant». A sa mort, la revue Pétrole et gaz arabes, qui avait suivi de près, au fil des années, toutes les réalisations de l’Algérie indépendante, dressait en ces termes, dans son numéro du 16 janvier 1979, l’inventaire de ce qu’elle nommait «L’héritage pétrolier de Boumediène».
«L’émotion suscitée en Algérie et dans le monde par la disparition du Président Houari Boumediène témoigne de la haute stature de l’homme d’Etat qui, pendant la Révolution algérienne de 1954 à 1962, puis comme chef d’Etat de 1965 à 1978, a forgé l’Algérie moderne et joué un role de premier plan dans les affaires économiques et politiques internationales. Les efforts soutenus déployés par le leader disparu ont permis à l’Algérie de se doter d’institutions politiques représentatives et stables, de récupérer ses droits de souveraineté sur l’intégralité de ses richesses naturelles et de son appareil de production et de jeter les bases de son industrialisation et de son développement économique et social. Parallèlement aux mesures prises au pas de course pour arracher son pays au  vide politique et à l’exploitation étrangère légués par 132 ans de domination coloniale, Houari Boumediène a été l’une des principales figures de proue de la lutte engagée par les pays du Tiers-Monde pour parachever leur émancipation politique et rééquilibrer leurs relations économiques avec les pays industrialisés. C’est notamment sur son initiative, alors qu’il était le président du groupe des pays non-alignés, que l’Assemblée générale des Nations unies s’est réunie en avril 1974 en session extraordinaire pour discuter du problème du pétrole et des matières premières et de l’instauration d’un nouvel ordre économique international.
Ajoutons pour la petite histoire que c’est le président Boumediène qui fit entrer, pour la première fois à cette occasion, la langue arabe dans l’institution des Nations unies. Personne ne l’avait fait avant lui.
Ce qui était remarquable chez Boumediène, c’était sa fidélité aux principes qu’il énonçait et qu’il appliquera après sa prise de pouvoir. Ainsi, trois jours avant que s’ouvrent aux Rousses les négociations qui aboutiront aux accords d’Evian, il adressait, en se qualité de chef d’état- major général, aux unités de l’armée, une directive de quatre pages, portant la date du 8 février 1962. Des questions importantes y étaient abordées, et nous en extrayons les passages les plus significatifs qui se rapportent à la conception qu’avait le colonel Boumediène de l’indépendance, du devenir économique de l’Algérie et de l’armée.
L’étude de cette directive est d’autant plus intéressante qu’elle démontre clairement que Houari Boumediène pensait déjà à cette époque à la nécessité de nationaliser les hydrocarbures pour accroître les ressources financières de l’Algérie, et ce, avant même que le programme de Tripoli ait été élaboré.
«De toute évidence, précise la directive du chef d’état-major général, l’indépendance ne saurait être qu’un moyen pour affronter la grande bataille, non pas de la simple reconstruction, mais plutôt de l’édification du pays sur des assises politiques, économiques et sociales répondant aux aspirations légitimes du peuple algérien. Il ne faut à aucun moment dissocier la politique de l’économique et du social... Chaque militant conscient, chaque responsable pensera dès aujourd’hui aux critères. Par ailleurs, de nombreux problèmes économiques et sociaux pourront être également résolus par les principes d’économie dirigée ou de nationalisation des richesses, tels ceux du pétrole ou des grandes richesses naturelles. De la même manière, les compagnies de transport par exemple, les sociétés d’assurances, certaines banques pourront éventuellement être prises en charge par l’Etat.
Pour cela, il nous faut des plans rationels, des structures solides, une progression constante, une pensée unifiée, des cadres politisés, conscients et aptes à saisir les nuances des espoirs du peuple. Il nous faut une conscience nationale exigeante et ambitieuse sans cesser d’être réaliste. Les hommes ne valent pour nous que ce que valent les principes auxquels ils s’identifient... Ayant à ce jour partagé le sort des pays sous-développés, nous devons contribuer avec eux à la liquidation du colonialisme sous toutes ses formes et du néo-colonialisme qui prend chaque jour des aspects plus nuancés.» 
Il évoque l’Armée de libération nationale, «l’ALN dont le rôle deviendra plus important demain et plus sacré. Il faut coûte que coûte lui éviter de devenir une armée inutile et parasitaire, un instrument docile entre les mains d’éventuriers de toutes sortes. L’ALN, pour rester fidèle à sa mission initiale, est et doit rester la garantie principale de la réalisation des objectifs révolutionaires. Le but que vise cette directive sera atteint si nous arrivons à démontrer la nécessité d’une ligne de conduite à tracer à partir d’un échange de points de vue entre tous les militants et les responsables conscients.
Cela ne veut nullement dire que le moyen principal pour entamer la bataille soit déjà entre nos mains. L’indépendance nationale n’est chose acquise que dans le langage des diplomates».
Et Boumediène de préciser : «Nous ne sommes pas simplement en quête d’un drapeau, d’un Exécutif algérien et d’un hymne national.» Car si les dirigeants du GPRA sont obnubilés par le seul terme d’indépendance sans se préoccuper plus avant de son contenu, le haut degré de maturité politique de ce jeune colonel âgé de trente ans seulement lui a fait saisir que l’indépendance n’est pour le pays qu’un mot vide de sens si elle ne s’assortit pas de l’indépendance économique. 
Pendant cent-trente-deux années de colonisation, l’économie algérienne avait été conçue uniquement en fonction des besoins de la France métropolitaine et des intérêts immédiats de la colonisation française en Algérie. Les Français qu’ils fussent colons ou métropolitains étaient propriétaires de toutes les entreprises et de presque toutes les terres fertiles. L’infrastructure économique n’avait d’autre finalité que de développer leurs activités et d’accroître leurs bénéfices. Les Algériens étaient toujours tenus à l’écar des responsabilités, des circuits et a fortiori des profits de cette économie. Tout au plus formaient-ils tantôt un marché susceptible d’absorber une part des importations en provenance de la métropole et tantôt une réserve de main-d’œuvre. Les colons n’ont jamais songé à associer les Algériens à la direction de leurs entreprises, à de rares exceptions près, et à leur confier de véritablers tâches de maîtrise. Il faut ajouter à cela les drames et les destructions provoqués par huit années de guerre coloniale, un début d’application de la politique de «terre brûlée» imaginée par les membres de l’OAS dont les exactions avaient suscité la panique chez les «pieds-noirs et provoqué leur exode massif dont des cadres de l’économie, ce qui constituait un handicap supplémentaire pour l’Algérie nouvellement indépendante». Mais toutes les inquiétudes de Houari Boumediène quant au contenu des accords d’Evian se trouvaient justifiées. En effet, du fait des insuffisances notoires des négociateurs algériens face à des adversaires redoutables, l’Algérie se retrouvait fortement endettée vis-à-vis de la France, elle n’avait pas la propriété de son gaz et elle héritait d’un code pétrolier de 1958, profondément remanié en vue d’affaiblir considérablement les prérogatives du futur Etat algérien et en augmentant de manière conséquente les droits des sociétés concessionnaires françaises à un point tel que la réglementation pétrolière de l’Algérie indépendante se trouvait en totale contradiction avec les législations pétrolières communément appliquées dans le monde.
De plus, les accords d’Evian reconnaissaient à la France la base de Mers El-Kebir pour une durée de quinze ans renouvelables (son contrôle devait être entièrement français et aucun bateau algérien ne pourrait y pénétrer), ainsi que trois bases dans le Sahara avec possibilité de procéder à des expériences atomiques pendant cinq ans.
Le général de Gaulle pouvait s’exclamer sur un ton triomphant : «Il s’y trouve tout ce que nous avons voulu qu’il y soit.»(1)
Lui faisant écho, le programme de Tripoli adopté en juin 1962  par les membres du CNRA (Conseil national de la révolution algérienne) constate que  : «Les accords d’Evian constituent pour le gouverment français une plate-forme colonialiste qu’il s’apprête à utiliser pour asseoir et améliorer une nouvelle forme de domination... La coopération telle qu’elle ressort des accords implique le maintien des liens de dépendance dans les domaines économique  et culturel.»(2)
Le général de Gaulle qui se félicite du progrès économique et social de la France réalisé sous sa houlette  cite parmi les facteurs de la prospérité retrouvée après la guerre algérienne : «Les hydrocarbures d’Algérie qui, grâce aux pipelines achevés jusqu’à Bougie et jusqu’à la Skhirra arrivent maintenant en quantités croissantes — 25 millions de tonnes en 1962 — et nous évitent d’en acheter autant ailleurs à coups de dollars et de livres.»(3)
De fait, l’ancienne puissance coloniale était gagnante sur tous les plans puisque la liberté de transfert jusqu’en 1963 et le prélèvement du surplus pétrolier réalisé sur la base du tarif préférentiel prévu aux accords d’Evian lui permettaient de recouvrer très largement le montant de l’aide qu’elle offrait à l’Algérie dont une bonne partie était affectée à l’aide liée (c’est-à-dire l’achat de marchandises du pays donataire).
Alors que durant la guerre de libération, la plupart des combattants algériens ne pensent qu’à l’indépendance politique sans se préoccuper davantage du devenir économique du futur Etat algérien.
La précoce maturité politique de Houari Boumediène lui a fait saisir bien avant tout le monde les avantages d’une nationalisation des hydrocarbures qui procurerait des revenus conséquents à son pays.
Jeune étudiant au Caire, il a suivi avec passion les péripéties de l’expérience de Mossadegh en Iran entre 1951 et 1953.
Le programme du Front de libération nationale, adopté à Tripoli par le CNRA en juin 1962, précisait : «La révolution démocratique populaire, c’est l’édification consciente du pays dans le cadre des principes socialistes et d’un pouvoir aux mains du peuple. Le développement de l’Algérie doit être nécesairement conçu dans une perspective socialistre... Impliquant  l’abolition des structures économiques et sociales du féodelisme et de ses survivances et l’établissement de nouvelles strucures et institutions susceptibles de favoriser et de garantir l’émancipation de l’homme et la jouissance pleine et entière de ses libertés.»  «La révolution algérienne était donc celle des masses et de l’avant-garde révolutionnaire», les premières investissant la seconde de leur confiance et de leur espoir.
Ben Bella qui était chargé d’appliquer ce programme  ne le fit pas. Il gouvernait dans l’improvisation, par la démagogie et dans la confusion ; or, la lutte armée avait vaincu l’adversaire grâce à sa vigueur, son sérieux et son souci de l’organisation. En plus du poste de président de la République et secrétaire général du FLN, il s’était attribué d’office les postes de ministre des Finances, de l’Information et de l’Intérieur. A un moment donné, le 19 juin 1965, le Conseil de la Révolution considèra que les chefs de la résistance armée et non plus le président Ben Bella représentaient la légitimité révolutinnaire. En conséquence de quoi  il démit le chef de l’Etat de ses fonctions. Le peuple algérien qui avait fait confiance à ses chefs pour vaincre l’armée coloniale  leur fit confiance tout naturellement pour construire l’Algérie nouvelle. En effet, dans son immense majorité, le peuple algérien suivit les chefs`de l’insurrection, avalisa la destitution de Ben Bella et approuva la politique menée par le Conseil de la Révolution et par le gouvernement algérien. Le changement de régime eut lieu sans heurts, sans manifestations publiques, et de toute évidence avec une satisfraction teintée de soulagemnet, voire de lassitude. Le peuple algérien — et l’élite intellectuelle en particulier — était irrité, fatigué par le style fantasque, l’incohérence et la démagogie de Ben Bella. L’influence croissante de conseillers étrangers avait été enregistrée avec amertume. De nombreux cadres algériens avaient été écartés du pouvoir et emprisonnés par Ben Bella. Des centaines de prisonniers furrent libérés après le 19 juin. 
Le conseil de la Révolution tirait les leçons d’un régime qui avait risqué de conduire à la déliquescence de l’Etat, qui nationalisait des hammams, des salons de coiffure et des petits restaurants au lieu des richesses naturelles.
Le 5 octobre 1965, dans un discours à Djorf Torba, le président Boumediène déclarait au nom du régime qui venait d’être institué : «Le socialisme, c’est la justice, c’est la légalité, c’est la non-exploitation de l’homme par l’homme. Le socialisme, comme nous le concevons, c’est la victoire sur l’ignorance, sur la maladie, sur le sous-développement social.» 
Ces paroles étaient sincères chez cet homme profondément humain et sensible à la souffrance des malheureux. Il avait été profondément choqué par l’attitude de Ben Bella à l’égard de son compagnon d’armes, le colonel Chabani ; le président Ben Bella n’avait-il pas ordonné l’exécution immédiate de ce moudjahid afin qu’il ne soit pas saisi d’un recours en grâce. Fait plus grave encore, lors de la conférence du Caire de janvier 1964, Ben Bella,  trop inféodé à Nasser, passait un accord secret avec Bourguiba aussitôt contesté par les ministres algériens de la Défense et des Affaires étrangères qui lui firent grief de vouloir disposer d’une partie du territoire algérien sans en référer aux instances nationales. De 1962 à 1965, le colonel Boumediène, vice-président du Conseil et ministre de la Défense, s’était employé à transformer une armée de maquisards en une armée de métier de haut niveau, et une armée puissante, bien équipée. D’ailleurs, Le Monde du 10 mai 1966 s’empressait de signaler la livraison à l’Algérie de chasseurs à réaction Mig-21 et de camions automoteurs et soulignait que l’Algérie «suivant les estimations les plus récentes était le pays le mieux équipé militairement des Etats membres de l’Organisation de l’Unité africaine après la République arabe unie».
La révolution  du 19 juin 1965 au 27 décembre 1978 fut bien une révolution au service du peuple, fidèle au serment fait aux chouhada qui avaient pris les armes en 1954, non seulement pour bouter la puissance coloniale hors de l’Algérie, mais aussi pour changer la situation économique désatreuse dans laquelle se débattaient la majorité des Algériens.
Le 7 mai 1966, dans une allocution prononcée à l’occasion du vingt-et-unième anniversaire des émeutes sanglantes du 8 mai 1945, le président Boumediène annonçait la nationalisation de onze mines (fer, cuivre, plomb et zinc) ainsi que la transformation du statut des biens vacants en «biens de l’Etat». Ces mesures de nationalisation mettaient fin à une situation aberrante : celle qui contraignait l’Algérie à acheter des sociétés étrangères — pour approvisionner la sidérurgie de Annaba — son propre minerai de fer extrait de mines situées seulement à 120 et 160 kilomètres de cette ville telles que les mines de l’Ouenza et de Bou-Khadra. Ces minerais étaient fort appréciés à l’étranger car titrant à 50% donc très purs et non phosporeux, ils pouvaient être utilisés dans la fabrication d’alliages spéciaux pour outillage.
Boumediène était obnubilé par la nécessité de donner du travail à ses concitoyens. Les résultats du premier recensement effectué depuis l’indépendance indiquaient que l’Algérie comptait en 1966 12 millions d’habitants et que, sur 5 millions de personnes actives, un million et demi d’entre elles avaient du travail, mais le tiers de celle-ci pendant 50 jours par un an seulement.
Les ambitions algériennes pouvaient se résumer en une phrase écrite en tête du rapport général du plan quadriennal 1970-1973 : «La stratégie de développement que le pays a choisie vise à faire passer l’Algérie du stade d’économie attardée par un siècle et demi d’occupation coloniale au stade d’une économie moderne sachant tirer de la promotion de ses valeurs propres tous les bienfaits du progrès technique.» Comment arriver à ce résultat ? Les dirigeant algériens répondaient : par une triple démarche qui se situe aux plans de l’industrialisation, de la production agricole et de la formation des hommes. La stratégie algérienne accordait la priorité à l’industrialisation qui impliquait tout à la fois «la transformation systématique des richesses naturelles, la mise en place d’une industrie de base, la fabrication des biens de production nécessaires au développement des différents secteurs de l’économie et de la fourniture de biens destinés à satisfaire la consommation intérieure du pays». Puisque l’Algérie, contrairement à ses proches voisins (Maroc et Tunisie), avait la chance de posséder du pétrole et surtout du gaz en quantités appréciables, il fallait donner la priorité aux industries de base (sidérurgie, métallurgie, équipements) de façon à créer par la suite des industries de consommation. C’est ainsi que les Algériens fabriquèrent des tracteurs, des charrues, des moteurs pompes, des frigidaires, des téléviseurs, des tissus, etc. Il y avait aussi à Rouiba la fabrication des camions Berliet avec un taux d’intégration dépassant les 70%, ce qui signifiait que 70% des pièces de camion étaient fabriquées en Algérie. D’ailleurs, pour faire marcher toutes ces usines, on battait le rappel des ouvriers spécialisés émigrés. Il est faux de prétendre, comme l’ont fait certains, que l’objectif de nationalisation fut assigné à la Sonatrach dès sa création, le 31 décembre 1963. Les objectifs initiaux de cette société, fixés par le décret n°63-491, concernaient uniquement un secteur bien restreint de l’activité pétrolière : celui du transport et de la commercialisation à l’exclusion de toute autre activité. Dotée d’un capital de 40 millions de dinars, la Sonatrach avait été créée en vue de la construction de l’oléoduc de Haoud-Al-Hamra-Arzew qui devait entrer en service le 19 juin 1966. La nationalisation n’avait donc pas été prévue lors de la création initiale de Sonatrach, et c’est Houari Boumediène qui décidera, un an après sa prise de pouvoir, d’élargir considérablement le champ des activités de la Sonatrach en promulguant, le 22 septembre 1966, un nouveau décret n° 66-296 qui porte modification de ses statuts.
En effet, si le sigle de la société demeure le même, son contenu change fondamentalement puisque sa dénomination est désormais : «la Société nationale pour la recherche, la production, le transport, la transformation et la commercialisation des hydrocarbure». Les articles 7 et 8 ouvrent désormais la porte aux nationalisations, et le capital de la société est considérablement augmenté en passant à 400 millions de dinars en 1966.
Le 12 juin 1970, une nouvelle étape était franchie : un communiqué de la présidence du Conseil annonçait la nationalisation des sociétés pétrolières américaines : Amif, Philips Petroleum, Drilling Specialities, Sofrapal et Shell.
Le 24 février 1971, le président Boumediène promulgait quatre ordonnances et trois décrets d’application qui décidaient la nationalisation de 51% des biens, parts, actions, droits et intérêts de toutes natures de la Compagnie française des pétroles (CFP) et des sociétés appartenant au groupe Erap ainsi que la nationalisation totale du secteur du gaz naturel et du transport terrestre des hydrocarbures.
Pour annoncer au monde et rendre public le contenu de ces textes législatifs qu’il a signés le jour même, le chef de l’Etat algérien a soigneuseument choisi son auditoire : l’Union générale des travailleurs algériens qui fête le quinzième anniversaire de sa fondation. Cette décision éminemment courageuse et d’une haute portée politique et économique allait servir, non seulement les intérêts de l’Algérie, mais encore ceux de la Nation arabe et influer ainsi sur le cours de l’histoire du Moyen-Orient.
Nicolas Sarkis, l’un des experts pétroliers internationaux les plus connus, cite dans son livre Le Pétrole à l’heure arabe cette phrase du discours prononé ce jour-là par Houari Boumediène : «Ainsi avons-nous décidé de porter aujourd’hui la révolution dans le domaine du pétrole.» En l’accompagnant  de ce commentaire : «C’est par cette introduction que le chef de l’Etat algérien a commencé le discours annonçant la nationalisation des sociétés françaises et avec elles  le coup d’envoi  d’un véritable raz-de-marée qui allait rapidement gagner la Libye et l’Irak avant d’atteindre les rivages tranquilles du Golf arabe.»
Ces nationalisations du 24 février consacrent pour la partie française l’échec de vingt-cinq mois de négociations et le président Pompidou réunit un conseil des ministres afin de définir l’attitude de son gouvernement.
Le journal Le Monde du 26 février 1971 se fait l’écho de la surprise de ce dernier et constate : «Bien qu’ils n’aient jamais écarté l’éventualité d’une appropriation totale ou partielle, à terme, des intérêts pétroliers français par l’Algérie, les milieux diplomatiques français ne paraissent pas s’attendre à ce que des décrets aussi radicaux soient pris si rapidement.»
Jean Daniel écrit de son côté dans Le Nouvel Observateur du 1er mars 1971 : «Nous assistons aux soubresauts de la décolonisation. C’était une illusion de penser qu’avec l’indépendance nous en aurions fini avec les drames coloniaux. L’indépendance, c’est la décolonisation politique. Reste la décolonisation économique, mille fois plus importante, lorsque les peuples sont devenus majeurs. C’est aujourd’hui le cas de l’Algérie. On a voulu l’ignorer. On ne pensait pas que les Algériens, même s’ils étaient révélés d’extraordinaires guérilleros pendant sept ans, fussent en mesure de résister aux superpuissances.
Ainsi dans le meilleur des cas, on se donnait bonne conscience en prétendant protéger les Algériens, même malgré eux.»
Il observe que «les responsables français se font encore des illusions grossières» et que «leur manque de psychologie est aussi déconcertant que leur ignorance de certaines réalités. Exemple : on croit que les Algériens manquent de techniciens. Or, ils sont prêts depuis des mois à mettre au travail des Américains, des Soviétiques, des Iraniens et même des Français. Exemple encore : on compte faire peur aux Algériens en menaçant de supprimer les facilités financières accordées aux travailleurs émigrés ; or, entre un sacrifice financier et la préservation de leur dignité, les Algériens n’hésiteront pas une seconde.»
Pour gagner la bataille du pétrole qui se déroule en plusieurs actes, le président Boumediène aura à lutter sur plusieurs fronts, car nombreuses sont les pressions de toutes sortes qui vont s’exercer sur le pouvoir algérien. Ce sont d’abord près de 14 millions d’hectolitres de vin qui se trouvent en stock dans les chais suite au refus du gouvernement français de respecter l’accord prévoyant son écoulement en France, ce qui se traduit par une perte de 70 à 80 milliards d’anciens francs que l’État algérien est seul à supporter. Puis certains journaux français citent un rapport qui existerait au ministère français des Affaires étrangères qui conclut à la nécessité de trouver une solution impliquant un changement de régime en Algérie. Puis le gouver

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