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Rubrique Contribution

ÉCOLE Le complexe de Dib(*), ce syndrome suicidaire

Par Ahmed Tessa, pédagogue
À chaque crise d’urticaire, quand ils se sentent en perte de vitesse, les gardiens du temple de la pureté linguistico-raciale remettent sur le tapis un vieux fantasme hérité de la triste période du parti-État et du funeste article 120. Quel est donc ce fantasme ? Bouter l’enseignement de la langue française hors de l’école, voire de l’université. Ils la qualifient de langue des mécréants (loughat el kouffar) et du colonisateur. Et pour paraphraser Tartuffe, le roi des hypocrites, ils appliquent à la lettre sa célèbre formule : «ôtez de ma vue et de mes oreilles cet idiome que je ne saurais parler.» L’ôter à eux (les gardiens du temple), certes, mais pas à leurs enfants. Ces derniers sont scolarisés à coups de millions de centimes dans les établissements où cette «langue des mécréants» est reine. Ces monolingues dérationalisés rêvent d’une généralisation de l’enseignement de l’anglais. Pour eux, la colonisation anglaise dans les autres pays arabes a été plus «halal» que celle de la France. D’où la «halalisation» de la langue de Shakespeare ! Comprenne qui pourra. Pour faire passer la pilule, ils évoquent la supériorité de l’anglais dans les domaines scientifique et technologique. Eux qui, de tout temps, ont été des opposants à l’approche scientifique dans l’enseignement au profit de l’endoctrinement idéologique. Eux qui ont ligoté la belle langue arabe et l’ont empêchée de s’ouvrir sur la culture scientifique et sur la modernité. Eux (ces gardiens du temple anti-langue française) qui n’ont jamais osé parler de la mauvaise qualité de l’enseignement… de la langue arabe. Un enseignement – déjà au primaire – qui jure par le pédantisme débridé des initiateurs des manuels scolaires (et des programmes).
Eux qui s’adonnent à grand goulot au charlatanisme et à la roqia via l’écran de leurs chaînes TV. Passons sur l’impossibilité de matérialiser un tel fantasme (suppression et remplacement du français par l’anglais), voire sur ses conséquences désastreuses tant sur le plan culturel, intellectuel qu’économique et social. En un mot, ils nous mijotent un suicide civilisationnel afin d’assouvir un complexe d’infériorité alimenté depuis des décennies et adoucir les tonnes de frustration emmagasinées. Pour comprendre cette croisade contre la langue française, il nous faut un regard rétrospectif pour se projeter sur les perspectives de dépassement d’une telle tentative suicidaire.

Historique
Nous sommes en 1988/89, au lendemain des tristes événements du 5 Octobre. Dans les préparatifs de son congrès, le parti unique instruisait les kasmas du pays de faire remonter au sommet la proposition suivante : «Remplacer, dans l’enseignement, le français par l’anglais.»
Heureusement qu’au Comité central du parti, des esprits éclairés n’avaient pas validé cette «lubie». Ce ne sera que partie remise. Dans sa surenchère idéologique, le parti unique sera débordé par une mouvance plus radicale qui fera de cette «lubie» un de ses mots d’ordre mobilisateurs. En 1990, Slimane Cheikh, ministre de l’Education nationale, sera chahuté dans son bureau par les membres d’une «commission» autoproclamée «de la réforme de l’école». Leur demande expresse est la suivante : remplacer, ici et maintenant, le français par l’anglais. Le ministre démissionnera.
À préciser que les membres de cette commission auto-désignée appartiennent tous à cette mouvance radicale ; ils sont en rupture de ban avec leur ancienne chapelle, l’ex-parti unique.
En 1991, le successeur de Slimane Cheikh décida d’organiser un référendum auprès des parents des élèves du primaire, avec la question : «êtes-vous pour l’anglais au primaire à la place du français ?» Travaillée par la publicité des partisans de l’idiome «halalisé» (l’anglais), une extrême minorité de parents opta pour l’affirmative (pour l’anglais) : ils sont tous issus des quartiers pauvres des périphéries populaires des grandes villes. L’expérience dura l’espace d’une année scolaire avec des élèves-cobayes complètement déroutés, déboussolés et déconnectés de la réalité sociale. On leur a enlevé une langue (le français) qu’ils ont l’habitude d’entendre et de rencontrer dans leur quotidien. Retour à la case départ de la «chasse» à la langue française. S’ensuivit une série de mesures technico-pédagogiques visant à démonétiser/dévaloriser le statut scolaire de la langue française : le MEN agira sur les programmes, les méthodes, les horaires hebdomadaires, les coefficients et pire, sur les contenus des manuels.
Toutefois, heureuse – ou malheureuse coïncidence, c’est selon –, au moment où elle subit sa démonétisation/dévalorisation dans le milieu scolaire, cette langue «à chasser» connaîtra une vigueur et un développement sans pareil à l’université et dans le monde de l’édition et de la culture (romans, poèmes, journaux...).
Et ce sont des jeunes talents qui la promeuvent – comme c’est le cas en Tunisie et au Maroc, deux peuples décomplexés culturellement et linguistiquement. Arriva la sanglante décennie rouge qui verra fleurir des fetwas interdisant l’enseignement de la langue française. Et pour joindre le geste à la fetwa, nombre d’enseignants(es) de français seront assassinés. Par milliers, des intellectuels francophones fuiront le pays pour enrichir de leurs compétences la France ou le Canada. De nos jours, à chaque éruption du volcan idéologique, la saignée/exode des neurones francophones continue de plus belle. Ce volcan n’est nullement éteint. Ses laves destructrices font souffrir le corps d’une Algérie épuisée, mais debout. À l’annonce de la réforme de 2002, l’espoir était permis. Malheureusement, la montagne tant vantée accouchera d’une souris : les dégâts occasionnés par cette réforme seront listés par une consultation nationale regroupant des experts, des acteurs du secteur, des officiels et des parents. En juillet 2015, s’est tenue cette conférence d’évaluation de la réforme qui dévoilera certains points noirs qui gangrènent l’école algérienne. Depuis cette date, les tentatives de sauvetage seront mises à mal par les gardiens du temple de l’immobilisme et du statu quo. Et ce, pour des calculs mercantiles pour certains, idéologiques pour d’autres. À partir de 2020, avec le mot d’ordre d’une Algérie Nouvelle, des mesures sont prises ici et là pour calmer les inquiétudes des parents. La suppression de l’examen de 5e AP en est l’illustration. Un moment fort de cette année scolaire 2021/22 qui amoindrit l’angoisse parentale, allège la pression sur les élèves et leurs enseignants et… affaiblit les gains financiers des commerçants de cours de soutien. Il reste à encadrer cette décision par un protocole pédagogique de mise à niveau des élèves du primaire afin de répondre aux pré-requis des classes et du cycle supérieurs. Mettre à profit les mois de mai et juin. C’est là un autre défi.
• Autre mesure (rumeur ?) qui agite le monde scolaire et envahit les réseaux sociaux : l’introduction de l’anglais au primaire. Simple rumeur ou décision déjà dans les tuyaux officiels ? Elle suscite des questions hautement stratégiques et dont les réponses concernent le court, moyen et long terme de l’Algérie, nation, Etat et société. Elles sont nombreuses. Pour des considérations rédactionnelles, nous nous contenterons de celles à court et moyen terme.
- S’agit-il de remplacer le français par l’anglais ? Dans ce cas, quel sera le devenir des enseignants de français ? Ils émargeront en surnombre sur la carte scolaire. À moins de rééditer la faute gravissime des années fin 1970/début 1980 (que nous payons à ce jour). Les placer sur des postes d’enseignants d’une autre langue (arabe ou tamazight). Imaginons les dégâts !
Dans ce cas de figure, où trouvera-t-on les enseignants d’anglais bien formés, en qualité et en quantité, pour répondre aux besoins d’un anglais bien enseigné et bien appris ? On a en souvenir les propos d’un ancien cadre de la mouvance radicale, devenu par la suite terroriste. C’était lors des élections législatives de 1991. A une question d’un journaliste sur la faisabilité du remplacement du français par l’anglais, il répliqua : «C’est par bateaux que nous ramènerons des enseignants d’anglais du Soudan et d’Iran.» Qu’on se le dise : on ne joue pas impunément avec la qualité de l’enseignement. Le retour de bâton est foudroyant. On finira par parler l’anglais à la mode moyen-orientale (prononciation et syntaxe).
- S’il s’agit d’un simple ajout de l’anglais, en plus du français, alors, là, il faut appliquer à la lettre les EXIGENCES de la pédagogie des langues étrangères. Cela, afin d’éviter aux élèves les TRAUMATISMES des calques graphique, phonétique et syntaxique. Malheureusement, de nos jours, entre l’arabe classique, l’arabe algérien, le tamazight et le français, ces calques sont monnaie courante dans nos salles de classe. Au grand désarroi des enfants et de leurs parents. En ajoutant l’anglais, ce sera l’auberge espagnole. À moins d’appliquer à la lettre ces exigences de la pédagogie des langues étrangères (et maternelles), d’où la mise en place d’une formation de qualité de nos enseignants et inspecteurs de langues.
L’importance vitale de ces exigences est fortement signalée. Elles sont bien connues des pédagogues avisés et des linguistes. Dans ce cas de figure, la réorganisation des horaires est inévitable. N’est-ce pas là une occasion en or pour appliquer les normes internationales ?
En conclusion, s’il est utile de penser à des mesures salvatrices, il n’en demeure pas moins qu’il est urgent de penser à une réflexion globale, profonde et sans complaisance autour du devenir de l’école algérienne et de la totalité du système éducatif. Et tant que perdurent les tabous qui empêchent cette réflexion de fond – et ils existent –, rien de positif ne pointera à l’horizon de cette Algérie Nouvelle. Brisons ces tabous, libérons la parole… pour le grand bien de nos enfants.
A. T.
(*) Cette formule est de notre grand écrivain Waciny Laredj. Il l’a prononcée en 2005, dans un entretien accordé au supplément culturel Art & Littérature d’El Watan.

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