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Rubrique Anniversaire

Zoubir Souissi, membre fondateur : Le Soir ne doit pas rater le train de la modernité et du numérique

Du quintet historique (Mohamed Bederina, Fouad Boughanem, Zoubir Souissi, Maâmar Farah et Djamel Saïfi) qui avait préparé, conçu et réalisé, pendant l’été 1990, le premier quotidien de la presse indépendante, seuls deux membres fondateurs (Souissi et Farah) maintiennent encore une présence dans le fonctionnement du journal. A l’occasion de ce trentenaire, nous ne pouvions 
nous empêcher de faire parler ces deux boîtes noires du journal, tenter de dépoussiérer des souvenirs et remonter aux origines de cette aventure.

Zoubir Souissi, membre fondateur :
«Le Soir  ne doit pas rater le train de la modernité et du numérique»
 


Premier directeur de publication, Zoubir Soussi était en charge de toute la procédure de création de la société, de la mise en place des différents services du journal, des contacts pour l’impression et la distribution, et aussi les premières prospections publicitaires, nécessaires au bon équilibre des finances de la jeune entreprise. Il nous livre ici les détails de cette phase passionnante.

Le Soir fête ses 30 ans. Plus qu’un anniversaire, c’est un événement marquant tant pour le journal que pour l’ensemble de la presse indépendante dont il est le doyen. Quels seraient vos sentiments en ces moments hautement symboliques ?
Zoubir Souissi : Aussi bien pour Le Soir que pour les confrères qui ont été nos compagnons de route au démarrage de cette formidable aventure (notamment El Watan et El Khabar) de la naissance d’une nouvelle presse, la satisfaction, au regard de ce qui a été accompli, est évidente. La presse indépendante ou la presse privée ou encore la presse libre, selon les positions des uns et des autres, a le mérite d’exister contre vents et marées. Elle a dû faire front à toutes sortes de situations, car une fois passé le relatif enthousiasme du début, l’ordre des choses a été contraint de se conformer aux vicissitudes socio-politiques, ce qui n’est pas peu dire. 
La naissance de la nouvelle presse a coïncidé avec une période de turbulences générées par la situation politique avec en point d’orgue les manifestations d’octobre ;  d’où d’ailleurs la création de cette presse, conçue dans un but évident de calmer les esprits car elle devait être, avec la promesse d’instaurer le multipartisme, la preuve concrète de la volonté de changement et d’ouverture démocratique.
Trente années après, les résultats peuvent paraître spectaculaires si l’on considère le nombre de publications (plus de 160 quotidiens selon les chiffres officiels auxquels il convient d’ajouter les télés privées créées et tolérées d’une façon pas très orthodoxe, les réseaux sociaux et la généralisation du numérique qui s’annonce), il faut cependant se rendre à l’évidence. Le nombre a eu un effet désastreux sur la qualité et la crédibilité de ces nouveaux médias.

En votre qualité de premier directeur de publication du Soir, vous étiez en charge de toute la procédure administrative et réglementaire pour la création de la société éditrice. Une tâche ardue face à une bureaucratie pesante et des poches de résistance au processus de réforme lancé par le gouvernement Hamrouche. Pouvez-vous nous retracer brièvement les péripéties de ce lancement ?
La circulaire Hamrouche (du nom du chef du gouvernement de l’époque) publiée en avril 1990 préconisait la création d’une nouvelle presse et enjoignait aux journalistes professionnels de constituer des collectifs pour créer de nouveaux titres indépendants. Pour beaucoup de journalistes désireux de sortir des turpitudes d’une presse publique en état végétatif, l’occasion était à saisir. Dans le cas du Soir, ce fut Maâmar Farah qui prit l’initiative de nous rassembler, cinq anciens journalistes et de vieux amis. Nous étions au summum de la satisfaction et avions l’occasion de saisir la balle au vol. Durant la dernière semaine d’avril 1990, nous avions déposé notre candidature pour créer un journal du soir, d’autant que quatre membres de l’équipe sur les cinq que nous étions venaient du journal Horizon. 
Moi-même étant à l’APS, je collaborais à Horizon à travers une chronique hebdomadaire.
Nous étions dans d’excellentes dispositions, mais très vite nous comprîmes que les choses n’allaient pas être aussi aisées qu’elles n’y paraissaient. Dans notre enthousiasme excessif, nous avions imaginé que pour réaliser la circulaire Hamrouche, nous pensions benoîtement que les pouvoirs publics allaient mettre à notre disposition des moyens techniques et financiers pour créer un média d’envergure. Ce credo n’était pas inhérent à notre équipe, mais était bien celui de tous les collectifs qui avaient le même objectif, notamment El Watan et El Khabar.
Malheureusement, les choses n’étaient pas aussi idéales, car un élément fondamental entrait en ligne de compte : la fameuse bureaucratie que vous évoquez. Si au niveau de la décision centrale on avait pu croire à la faisabilité de la chose, dans la pratique, il fallait tenir compte des réseaux intermédiaires, à savoir cette fameuse bureaucratie.
Et au-delà des obstacles bureaucratiques, il y avait aussi un souci de maîtrise de l’ensemble du processus de fabrication et de distribution du journal...
Par la suite, il a fallu passer aux actes concrets, à savoir la fabrication et la distribution du futur produit. C’était deux obstacles apparemment insurmontables pour les néophytes que nous étions. Jusqu’ici nous nous distinguions tous par la pratique de notre métier, le journalisme, dans ses fonctions ordinaires, à savoir l’information, la communication, le reportage, l’enquête... Il faut signaler qu’à l’époque, le système PAO en était à ses balbutiements dans les pays avancés. Après mûre réflexion, nous avons décidé de nous en ouvrir à notre conseiller informatique, Mustapha Chaouche, le P-DG du groupe Astein. Ce fut notre coup de chance, car ce monsieur nous a appris qu’il était possible de fabriquer un journal grâce seulement à une petite configuration informatique. 

Bingo ! Il faut dire qu’à l’époque, nous qui venions du service public pensions que la fabrication d’un média nécessitait une grosse mobilisation de moyens. Mustapha Chaouche nous a non seulement  convaincu que c’était possible grâce à une petite station PAO, mais il proposa de nous initier à cette nouvelle pratique. A l’époque nous avions également décidé de fabriquer des numéros «0» pour nous entraîner et mesurer le temps nécessaire à l’élaboration du  produit.
Le problème que nous avions à régler était celui de la distribution. Toujours à l’époque, la diffusion de la presse se faisait par l’intermédiaire de la Sned, qui était l’archétype de l’entreprise d’Etat, gérée, à l’image de tous les services publics algériens, avec très peu de rigueur, des effectifs pléthoriques et des rendements faméliques. Nous avions démarché la direction générale de la Sned à laquelle nous avions proposé de distribuer notre futur produit. Nous avions été reçu de façon un peu cavalière par cette entreprise dont les responsables nous regardaient avec une curiosité malsaine, en disant : «Qu’est-ce que c’est que cette histoire de nouveau produit ?».
Nous avons gambergé sur le sujet et soudain la lumière jaillit : nous primes une décision grave, celle de nous adresser à une entreprise privée pour distribuer notre produit dans Alger et la région Centre. Dans nos débats, il transparaissait que peut-être nos vis-à-vis officiels n’accepteraient pas l’introduction du secteur privé dans une fonction traditionnellement  dévolue au secteur public. Nous avons tenu bon et cet appel au privé fut notre trait de génie. Nous avions trouvé un partenaire privé qui acceptait de nous distribuer et qui nous payait à la fin de chaque semaine.

Un mois après la parution du journal, vous releviez dans une chronique  : «Nous sommes déjà au 33e numéro. Qui l’eût dit ? Qui l’eût cru ? il y a seulement quelques semaines, personne, en dehors de l’équipe, n’aurait parié un liard sur la parution du premier quotidien du soir.» 
30 années et 9 116 numéros après, Le Soir est toujours d’aplomb. Quelle serait alors votre appréciation du chemin parcouru ?
  A propos de la fameuse chronique parue un mois après où j’écrivais : «Nous sommes au trente-troisième numéro. Qui l’eût dit ? Qui l’eût cru ?, il y a seulement quelques semaines, personne, en dehors de l’équipe, n’aurait parié un liard sur la parution du premier quotidien indépendant du soir», de fait, nous étions extrêmement touchés par la réponse du lectorat qui a été foudroyante. Notre premier tirage était de 5 000 exemplaires ; trois mois après, il était multiplié par dix. Et cette progression foudroyante s’est maintenue pendant longtemps au point que le tirage et les ventes ont observé une progression constante. Ce résultat était dû au fait que le Soir d’Algérie et ses confrères El Watan et El Khabar, notamment, apportaient une conception et un langage journalistiques nouveaux. Bien sûr, ces succès évidents ne nous ont pas valu que de l’admiration, car nous avons aussi suscité autour de nous beaucoup de jalousie parfois de certains confrères et aussi de nos partenaires. Je me souviens qu’au cours d’une entrevue avec le PDG du CPA de l’époque, Omar Benderra, pour ne pas le citer,  nous regardait comme si nous étions des extraterrestres et il ne s’est pas gêné pour nous dire : «Où allons-nous mon Dieu si les journalistes se mettent à créer des entreprises ?» Comme vous le dites si bien, trente années après et plus de 9 000 numéros après, la vérité est là, Le Soir d’Algérie existe toujours et ce monsieur est émigré à l’étranger.

La première décade d’existence du Soir a été particulièrement éprouvante tant pour le collectif que pour la survie du titre. Vous étiez aux avant-postes de la gestion des équilibres en interne et de la préservation des intérêts du journal en externe. Quels souvenirs garderiez-vous encore de cette période, à la fois épique et dramatique ?
Dans la trajectoire du journal, nous avons eu des hauts et beaucoup de bas. Durant notre première décennie, nous avons assisté à des événements politiques assez graves, notamment la fameuse décennie noire. Nous avons été profondément meurtris par ce qui est arrivé à notre pays, car au-delà de toute considération, c’est le pays qui importe. Dans cette optique, nous avons été aux avant-postes des dangers face à la terreur terroriste. Lorsqu’il a fallu choisir le siège du journal dans la maison de la presse Bachir-Attar, nous avions refusé de nous installer dans le bâtiment central avec El Watan et El Khabar. Nous avions opté pour une aile indépendante parce qu’elle nous permettait d’avoir une ouverture tout aussi indépendante sur le public et nos vis-à-vis. 
A l’époque et avec les premiers actes terroristes, nous eûmes droit à une première «bombinette» devant l’entrée que nous avions ouverte en dehors de l’entrée officielle de la maison de la presse. C’était un premier avertissement. Un autre surviendra quelques années après à l’issue duquel une vraie bombe visa le siège du journal qui fut complètement détruit et qui se solda  par la mort de trois journalistes et la blessure de plusieurs employés. Moins d’une décennie après sa création, notre journal était donc SDF. Nous fumes recueillis par des confrères, El Watan nous prêtât deux bureaux, ainsi qu’une agence de pub privée installées dans le bâtiment central. Face à l’adversité, nous nous réunîmes pour prendre une décision quant à la suite des événements. 
Des membres de l’équipe préconisèrent l’arrêt provisoire de l’activité journalistique mais les autres refusèrent tout net affirmant que si on acceptait d’arrêter notre travail cela signifierait que les terroristes ont gagné. Nous avons pansé nos blessures, séché nos larmes et nous reprîmes nos activités sans coup férir. Cette attitude est une marque de respect vis-à-vis de tous ceux qui ont cru en nous et à la pérennité de la presse libre. 
A titre d’exemple, je rappellerai qu’alors que le journal n’était qu’un vague projet, des amis et des institutions ont cru en nous, je dois citer parmi ces personnes qui nous ont aidés Madjid Rezkane, alors directeur général du Paris Sportif Algérien, que nous avions démarché avec des exemplaires du premier numéro 0 et qui, à l’issue de l’entretien, nous signa un chèque de 1 million de dinars ! Longtemps après, je l’ai rencontré et lui ai posé la question pourquoi il avait fait ce geste et il avait répondu : «Parce qu’en vous voyant et voyant le futur produit, j’ai tout de suite compris que j’avais affaire à une équipe gagnante.» 
Toujours au chapitre de la reconnaissance, il faut associer Monsieur Mohammed Ghrib, El Hadj Mohamed Raouraoua, PDG de l’Anep à l’époque, et beaucoup d’autres.
Au chapitre des sagouins et des envieux, la liste est trop longue pour la citer intégralement. Une aventure comme la nôtre a le désavantage d’attirer ce que j’appellerai «des mouches à merde». Ainsi, quelques-uns des confrères, si on peut les appeler ainsi, qui étaient constamment à l’affût de nos déboires, je ne les citerai pas car ce serait leur accorder trop d’importance.

Le Soir d’Algérie et la presse écrite, d’une manière plus globale, font face à des défis et des menaces d’un autre genre. 
La généralisation accélérée du numérique, l’étendue sans précédent de la toile des  réseaux sociaux et leur impact sur la circulation en instantané de l’information commencent déjà à réduire sensiblement les niveaux d’audience de ces supports classiques. Quels lendemains pour Le Soir d’Algérie ?
Le Soir d’Algérie et la presse indépendante en général, comme vous le soulignez, font face à des menaces comme la généralisation accélérée du numérique, l’étendue sans précédent de la toile sur les réseaux sociaux et leur impact sur la circulation en instantané de l’information qui ont une incidence sur la réduction sensible des niveaux d’audience. Je pense que pour Le Soir d’Algérie comme pour tous les autres titres de la presse écrite il n’y a qu’une alternative, ne pas rater le wagon de la modernité et du numérique. Comme nous nous sommes adaptés à toutes les innovations techniques et professionnelles depuis le premier jour de notre existence, ce sera un autre défi à relever et je pense sérieusement que nous pourrons l’assumer.
Entretien réalisé par B. Bellil

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