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Rubrique Analyse

22 FEVRIER La révolution permanente

Par Badr’eddine Mili
Si dans un essai de conceptualisation qui se proposerait de dépasser les limites de sa chronologie évènementielle on arrive à la saisir dans ce qu’elle recèle comme potentiel de changement global, à moyen et long termes, on comprendra que la révolution du 22 Février est loin d’avoir épuisé toutes ses ressources et achevé, complètement, son œuvre, une année, seulement, après son irruption explosive dans l’Histoire du pays. On sait quand elle a commencé, mais on ne saurait dire quand elle se terminera parce que ce genre de bouleversements qui ne surgit que pour exprimer d’irrépressibles contradictions et fractures politiques et sociales, n’obéit pas à une mécanique répondant à un cahier des charges, un échéancier et une date de péremption fixés d’avance.
La durée et l’intensité de ces phénomènes sont déterminées par des dynamiques, fonction de la nature et de la puissance des effets d’action et de réaction de leurs protagonistes.
Ceci pour dire que la révolution démocratique déclenchée le 22 février 2019 n’a réalisé, en une année d’existence, qu’une infime partie des aspirations des Algériens et que les tâches qui lui restent à accomplir sont considérables et demandent un travail de longue haleine, d’une plus grande envergure.
Nous avons écrit, ici même, lors de sa première prise d’élan, qu’elle était partie pour durer longtemps, car sa principale revendication — la rupture totale avec le système finissant— ne saurait s’opérer, du jour au lendemain, par la grâce d’un coup de baguette magique face à un pouvoir d’Etat, certes, surpris par son effet bourrasque qui a décapité plusieurs tours maîtresses de sa forteresse, mais, encore, debout, résolu à défendre sa survie par tous les moyens.
Dans les termes et les formes qui furent les siens, au tout début, exprimés avec une globalité et une mise en perspective qui en disaient long sur sa vision, elle n’était pas de celles qui s’accommoderaient de demi-mesures ou de résultats symboliques. Elle a bien expliqué qu’au-delà de son objectif premier – la construction d’un Etat de droit – elle avait placé dans sa ligne de mire la transformation de l’être algérien, dans son ensemble, par le dépassement de ses vieilles cultures et de ses disparités ethniques et linguistiques sur le terreau desquelles le Pouvoir d’Etat a bâti les fondations de sa gouvernance.
La révolution permanente
Dans sa projection lointaine, le but ultime serait de faire accéder la société au stade d’une Nation moderne vivant, en harmonie, ses diversités, dans un système de gouvernement que les Algériens auraient choisi, en toute souveraineté, à partir d’un pacte socio-politique inspiré des valeurs de Novembre.
Plus qu’une révolution politique astreinte à assurer et à protéger les droits et les libertés des citoyens, elle se laisse lire, au fond, comme une révolution culturelle permanente qui a, déjà, jeté ses premiers jalons et marqué ses territoires par la diffusion d’une pensée de qualité supérieure.
L’aboutissement d’un idéal d’une aussi grande ambition exige du temps, de l’endurance, de l’audace et un grand sens du sacrifice car les pesanteurs sociologiques et les résistances politiques qui entravent son avancée se nourrissent d’un conservatisme tenace dont il serait illusoire de croire qu’on pourrait s’en défaire, en un tour de main, dans un laps de temps aussi court.
La révolution démocratique tunisienne, après 9 années d’une laborieuse construction, en est, de ce point de vue, l’exemple édifiant.
un Parlement populaire à ciel ouvert
Bien sûr qu’en jetant un regard en arrière, les Algériens réalisent que leur Révolution a obtenu, en 52 semaines d’une contestation pacifique d’un haut niveau de résilience, que le régime s’élague de ses branches les plus compromises dans les gouvernements faillis de ces dernières décennies et qu’elle s’érige en Parlement à ciel ouvert, censeur vigilant de l’action du pouvoir.
Il ne s’agit pas, ici, de dresser le bilan des conquêtes arrachées par les Algériens depuis l’année dernière. Elles ont fait l’objet de tellement d’écrits, à l’intérieur et à l’étranger, qu’il serait fastidieux d’y revenir et de les expliciter toutes.
L’important serait, plutôt, de signaler et d’éclairer les enjeux et les défis que la révolution est appelée à relever, sous peu, en cette étape cruciale qui, après bien de luttes épiques et de décantations salutaires, a pu et su créer les conditions d’un rapport de forces historique, pour la première fois, depuis l’indépendance, acculant le régime et ses partis ainsi que l’opposition officielle et les «élites» qui ont, avec de nombreux médias, préféré rester dans le camp de la bien-pensance rentière.
Ce rapport de forces qu’elle maintient, à son avantage, en dépit de la répression et des manœuvres de soudoiement qu’elle continue de subir, n’a pas bougé d’un cran, depuis l’élection présidentielle du 12 décembre sur laquelle les nouvelles autorités ont tout misé afin de «stabiliser» une situation qu’elles estiment dépassable, en lançant consultations et réformes dont elles attendent qu’elles atténuent l’acuité de ce qu’elles considèrent, toujours, comme une crise passagère.
C’est dans ces conditions de précarité et d’incertitudes politiques, économiques et sociales, que le tête-à-tête peuple-pouvoir d’Etat s’apprête à subir un autre examen de passage autour de la question de la révision de la Constitution, mais aussi de la situation de banqueroute dans laquelle l’Algérie s’enlise, progressivement, une bataille qui commence à se mettre en place et de l’issue de laquelle dépendra l’avenir de tout le pays.
Le régime pourra-t-il faire transiter le projet de révision par les mêmes voies empruntées par le passé, sans le soumettre à un large débat national, à l’exclusion des partis et du Parlement décriés par le peuple ?
La révolution acquerra-t-elle, dans les prochaines semaines, plus de poids pour convaincre les décideurs de changer de discours et de méthodes, notamment, sur les modalités de sa rédaction mouvement populaire comme un préalable à tout dialogue sérieux et responsable, susceptible d’être consacré par un accord politique négocié ?
C’est en fonction des réponses qui seront données à ces questions que l’on saura si les deux forces, en présence, pourront, par une miraculeuse transgression des postulats de la géométrie, transformer les parallèles sur lesquelles elles évoluent, en ce moment en diagonales, qui se croiseront pour inaugurer une ère où plus rien ne sera comme avant.
la révision de la Constitution est-elle l’unique solution à la crise ?
A en croire les axes de travail proposés à la discussion des experts par le nouveau président de la République, la prochaine Constitution bouleversera toute l’architecture du système de gouvernance pratiqué jusque-là.
En acceptant de revoir à la baisse ses prérogatives et de renforcer celles du Parlement qui sera élu sous un régime législatif profondément remanié, il propose aux Algériens d’entériner une réforme qui établira un ordre constitutionnel à équidistance de la variante présidentielle et de la variante parlementaire tout en élargissant le champ des droits et des libertés des citoyens de sorte que soient éliminés ou prévenus, par des verrous et des interdits, tous risques de récidive des abus autorisés par les écritures, les lectures et les interprétations des précédentes lois fondamentales.
Les Algériens ont réagi à ces orientations par la négative et fait état de leur scepticisme quand à la justesse de cette démarche, en posant trois questions de bon sens :
1- Un régime autoritaire peut-il donner naissance à un régime démocratique, sans associer, directement et en priorité, le peuple souverain à sa formulation et à son installation ?
2- Quelle légitimité le projet revêtira-t-il s’il doit être discuté et adopté par des députés et des sénateurs dont il a été prouvé, politiquement et judiciairement, qu’ils ont accédé à leurs charges par la corruption et le détournement du suffrage populaire ?
3- Quel crédit lui resterait-il s’il est soumis, en effet, aux mêmes procédures et «garanties» que les précédents textes dont on se rappelle qu’après avoir été «approuvées massivement» par le peuple, ils n’ont jamais été respectés ?
En posant la condition de concevoir la nouvelle Constitution autrement que sous une forme octroyée, les Algériens recommandent d’inclure son débat dans la problématique générale de la refondation de la société et de l’économie à discuter, à une plus grande échelle, dans l’enceinte d’une Conférence nationale représentative de toutes les catégories sociales de toutes les régions et de tous les courants politiques du pays afin de prévenir que la Révolution politique ne se prolonge par une Révolution sociale qui se profile à l’horizon, suite  à la reproduction des anciennes politiques libérales indexées sur les stratégies des grandes puissances capitalistes et de leurs alliés intérieurs.
La proposition est censée dans la mesure où il ne s’agit pas, uniquement, de doter l’Algérie d’une Constitution à la hauteur des exigences du mouvement populaire, mais aussi de procéder à une grande mise à plat de l’état de la Nation et de s’entendre sur les choix économiques et sociaux qu’il convient d’arrêter, ensemble, dans une entreprise de sauvetage d’une urgence absolue au vu des signaux rouges allumés sur tous les tableaux de bord des secteurs d’activité du pays.
Autrement, rien ne sera réglé et le pays retombera dans les mêmes travers des gouvernances passées. La Constitution n’est pas la pierre philosophale qui transformera en or tout ce qu’elle touchera. Elle est, certes, la pierre angulaire de l’Etat de droit dont rêvent tous les Algériens, encore faut-il qu’elle se fasse accompagner par un encadrement et des prolongements clairs qui lui garantissent une applicabilité dans un environnement politique, économique et social assaini.
La dotation par les Etats-Unis d’Amérique des anciens Etats socialistes d’Europe de l’Est de Constitutions destinées à leur faciliter l’assimilation rapide des grands principes du «monde libre» n’a pas empêché certains d’entre eux d’y déroger et d’installer sur les restes de cultures autocratiques ressuscitées des régimes fascisants.
La question primordiale n’est, par conséquent, pas de s’arrêter à la formulation théorique d’un texte, aussi techniquement abouti soit-il, mais  de travailler à son applicabilité politique effective.
 Ce serait bien que ses rédacteurs trouvent les points d’équilibre entre système présidentiel et système parlementaire mais s’ils ne font que reproduire les modèles étrangers sans prévoir des instruments immunisant la synthèse de possibles désordres et inadéquations, ils rédigeront un projet en porte-à-faux avec les réalités et l’Histoire du pays d’où la nécessité de l’intervention directe du peuple, des militants politiques et de la société civile, réunis en conférence nationale.
On sait, par exemple, qu’en dehors de la Constitution non écrite du Royaume-Uni ordonnée autour du sacro-saint principe de l’habeas corpus et de la Constitution des Etats-Unis organisant un régime présidentiel encadré par de puissants contre-pouvoirs et le lobbying des corps intermédiaires, aucune des autres variantes de la démocratie représentative occidentale – présidentialiste à la française ou parlementariste à l’italienne – n’a réussi à éviter aussi bien la dérive monarchique que l’instabilité chronique du gouvernement des partis rongé par la corruption et le pouvoir parallèle des sociétés secrètes.
La Constitution est, en règle générale, un pacte politique qui traduit, à un moment historique donné de la vie d’une nation, un rapport de forces social obtenu par la violence ou pacifiquement. 
Le pouvoir d’Etat devrait en tenir compte et répondre aux demandes du mouvement populaire qu’il dit respecter, en allant droit au but et tenir, en concertation avec lui, une conférence nationale qui statuerait sur une solution partagée.
Il sait que sans l’adhésion forte du peuple, son pari volontariste de redresser une situation qu’il qualifie, lui-même, de désastreuse, a de très faibles chances d’être gagné surtout si la durée de vie du gouvernement, nouvellement  investi, est tributaire des prochaines échéances électorales qui amèneront aux affaires, selon la Constitution révisée, une nouvelle majorité qui formera un Exécutif politique et non technocratique appelé à appliquer un programme d’action probablement différent de la feuille de route adoptée la semaine dernière. De quoi retarder le traitement exigé par l’état de strangulation économique et social du pays par la raréfaction des ressources et le rétrécissement des moyens de financement des politiques publiques.
L’Algérie a besoin d’un front intérieur fort débarrassé du parasitage des forces occultes ainsi que d’une nouvelle organisation partisane en rupture totale avec la politique politicienne du passé que certains segments tentent de relancer sous la forme de partis «néo-nationalistes» potentiels successeurs du FLN et du RND et alliés à ceux de la mouvance islamiste.
Au lieu de s’abîmer dans des opérations aussi désespérées, le pouvoir d’Etat a mieux à faire.
Il a, entre les mains, une chance historique, celle de travailler, franchement, avec la Révolution démocratique du peuple et avoir le courage de frapper le système en son cœur en prenant, au moins, quatre décisions stratégiques qui couperont, définitivement, les amarres qui le rattachent, encore, à lui :
- rompre avec le libéralisme antinational et antisocial ;
- démembrer l’économie informelle ;
- instaurer l’égalité des citoyens devant l’impôt ;
- et réhabiliter la planification à tous les niveaux de l’activité nationale.
Cela aura, au moins, le mérite de la clarté et facilitera le balisage des nouvelles routes que la révolution a ouvertes devant le pays, le 22 février 2019. La marge de manœuvre du pouvoir d’Etat est très étroite. Il n’a pas d’autre choix que de s’engager sur ces routes-là. Il économisera au pays du temps et des épreuves inutiles.
B. M.

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